Une interview de Melvin Derradji et Benoit Lacoux, le 21/06/2024.

Alors que la France fait face à des défis économiques majeurs et cherche à renforcer sa souveraineté industrielle, la réindustrialisation apparaît comme une solution incontournable. Pour explorer cette thématique cruciale, nous avons rencontré deux experts reconnus : Anaïs Voy-Gillis, spécialiste de la réindustrialisation et auteure de nombreux ouvrages sur le sujet, et Christian Harbulot, directeur de l’École de guerre économique, connu pour son expertise en intelligence économique et stratégique. Ensemble, ils nous offrent une perspective croisée sur la nécessité de réindustrialiser et les dynamiques territoriales à mobiliser pour réussir ce défi.

Directeur de l’École de guerre économique, du CR451 et directeur associé du cabinet Spin Partners Christian Harbulot est une figure incontournable dans le domaine de l’intelligence économique. Auteur de nombreux ouvrages sur la guerre économique et les stratégies d’influence, il apporte une vision stratégique et pragmatique sur la manière de mobiliser les forces territoriales pour soutenir la réindustrialisation.

Docteure en géographie et directrice de la stratégie & RSE au sein du groupe HUMENS, Anaïs Voy-Gillis est une experte des questions de réindustrialisation et de développement territorial. Elle a publié plusieurs ouvrages et articles sur le sujet, et son travail de sensibilisation vise à démontrer l’importance de relocaliser l’industrie pour garantir la résilience économique et sociale de la France.

L’entretien sera décomposé en quatre points :

  • La nécessité de la réindustrialisation.
  • Les défis et obstacles dans cette volonté de réindustrialiser le pays.
  • Le rôle de la sensibilisation.
  • Le passage à l’acte et la dynamisation du secteur.

1. Nécéssité de la réindustrialisation

Selon vous, quelles forces locales peuvent être mobilisées pour appuyer une dynamique de réindustrialisation sur un territoire ?

CHRISTIAN HARBULOT :

Il y a deux manières d’aborder une telle question. 

La première, c’est d’essayer d’identifier sur un territoire donné les personnes qui sont dans cet état d’esprit et qui sont créatives. Qui fait déjà quelque chose,  comment je peux l’identifier et comment je vais créer un dialogue. 

Il s’agira ensuite de faire un retour d’expérience sur son activité pour l’utiliser comme support dans la démarche de créer une base d’appui cognitive. Il faut aller dans l’ “hyper concret”.

Le deuxième élément de réponse, c’est de travailler sur l’histoire économique du territoire, avoir des forces qui aient cette mémoire pour comprendre les dynamiques, aider ceux qui souhaitent s’implanter afin de montrer ce qui a marché, ce qui n’a pas marché, ce qui existe encore et ce qui n’existe plus.

ANAIS VOY-GILLIS :

Pour moi, il y a quatre sujets. 

La première chose, c’est que l’industrie est un levier pour renforcer la souveraineté d’un territoire, donc son autonomie, sa capacité à ne pas dépendre ou à réduire ses dépendances avec un autre, et à se donner les moyens d’entretenir aussi des rapports et des rapports de force avec d’autres États. Donc la souveraineté, ce n’est pas l’autarcie, c’est vraiment cette notion de maîtriser sur le territoire les choses qu’on estime essentielles à l’indépendance d’un pays. 

Après, il y a un deuxième enjeu, c’est un enjeu de cohésion sociale et territoriale, c’est la capacité de l’industrie à créer des emplois. Quand on crée un emploi direct dans l’industrie, on génère d’autres emplois chez les sous-traitants, chez les fournisseurs, et puis des emplois qui sont liés à la fiscalité, à la consommation des ménages. C’est aussi le fait que l’industrie réunit des gens aux parcours hétérogènes.

Le troisième enjeu, c’est que le fait de produire en France contribue à réduire les émissions de gaz à effet de serre. Cela permet de réduire et maîtriser l’empreinte carbone, mais aussi de réduire les émissions mondiales.

Et la dernière chose, c’est de nous permettre d’avoir les moyens de financer notre modèle social, ou en tout cas de choisir le modèle qu’on veut soutenir, et d’avoir les moyens opérationnels de choisir, d’avoir des marges de manœuvre pour défendre les choses. auxquelles on croit. 

Pour revenir sur cette question de réindustrialisation, à vos yeux, quels sont les atouts sur lesquels peut s'appuyer la réindustrialisation française ?

ANAIS VOY-GILLIS :

Il y a déjà un certain nombre de territoires avec une culture industrielle. On a des niveaux de formation dans les écoles d’ingénieurs qui sont quand même réputés dans le monde entier. On a des capitaux, on a des moyens financiers en France. La problématique, c’est qu’aujourd’hui, on ne les mobilise pas forcément en faveur de l’industrie.

CHRISTIAN HARBULOT :

La question que tu soulèves implique que tous les éléments deviennent une culture vivante, de transmission, aujourd’hui on est presque au stade de l’archéologie. 

Les ingénieurs de l’école des mines ont été la colonne vertébrale de ce qu’on a appelé le ministère de l’Industrie. Les ingénieurs pensaient logique qu’on soutienne financièrement l’allumage d’une démarche, c’est-à-dire la période Recherche et Développement, mais ils n’ont absolument pas pensé ensuite le financement du décollage commercial d’une entreprise. L’un des problèmes structurel ou infrastructurel de l’industrie française, c’est notamment celui-ci. Les petites entreprises sont vouées culturellement en France à devenir des vassaux des grands comptes. Et c’est une démarche cruciale à prendre en compte afin de ne pas rater la dynamique de réindustrialisation.

2. Défis et obstacles

M. Harbulot, vous venez de commencer à en parler sur les défis et les obstacles. Quels sont aujourd'hui les principaux défis auxquels la réindustrialisation doit faire face ?

CHRISTIAN HARBULOT :

En fait, on est dans une situation assez paradoxale. Rappelez-vous, le début de l’industrialisation en France, c’est des manufactures royales. Donc on part d’un levier où la nation française, l’État, a une vision qui n’est pas au départ celle du marché en tant que telle, mais celle de satisfaire des besoins de la Monarchie, puis de la République. 

Aujourd’hui, on a l’exemple totalement inverse, c’est-à-dire qu’on ne parle de l’industrialisation qu’à travers, les règles du marché, de la finance Or, l’évolution du monde nous démontre que ce n’est pas suffisant, qu’il va falloir un peu revoir notre copie. Prendre en compte aussi tous les enjeux liés à l’écologie, à la logistique et repartir sur une économie basée sur le réel. 

ANAIS VOY-GILLIS :

Le premier obstacle, c’était la réelle volonté de réindustrialiser la France et de l’inscrire dans le temps avec une vision. Est-ce qu’on a une volonté de mettre en mouvement l’ensemble des composants de la société pour ouvrir à cette réindustrialisation ? C’est-à-dire d’avoir une politique d’aménagement du territoire, une politique de développement d’infrastructures

Quand on parle de logistique, ce sont des questions qu’on ne pose pas forcément dans la réindustrialisation, il y a énormément d’autres questions qui se posent en parallèle et qui nécessite d’avoir une vision de ce qu’on veut construire, comment on veut le construire, et donc des arbitrages aussi qu’on va faire.

Le deuxième obstacle, ça va être un obstacle de compétences, de gens formés pour aller travailler dans l’industrie et ayant envie de travailler

Le troisième, ça va être la question de l’énergie, d’avoir une énergie à prix compétitif, bas carbone, et en faire un levier de compétitivité pour soutenir l’industrie. 

Et le quatrième point, c’est la question du financement. Il nous faut aussi différents outils de financement et arriver à mobiliser le financement privé en faveur de l’industrie.

Vous parlez de composants de la société. Alors que dans l'espace public, dans le débat public, on est plus ou moins tous d'accord sur le fait qu’il y a une nécessité de se réindustrialiser, on assiste quand même à de plus en plus de recours empêchant ou ralentissant des projets. Comment est-ce qu'on peut amener les populations à soutenir ces projets ?

ANAIS VOY-GILLIS :

Lorsqu’on parle de recours, ce qu’on ne voit pas c’est surtout les demandes en faveur de l’industrie qui ne font pas l’objet de recours. La question est davantage à l’utilité de l’industrie et du modèle industriel derrière. Ce qui ressort, c’est que plus on est dans un territoire avec une culture industrielle, et en particulier une culture liée à l’industrie, moins il y a de contestations autour de ces projets. 

3. Le rôle de la sensibilisation

Comment est-ce qu'on redonne envie aujourd'hui aux jeunes et aux Français de s'engager dans les filières industrielles ? Comment est-ce qu'on incite beaucoup plus les jeunes à s'engager dans ce terrain-là, plutôt qu'ils se dirigent vers les secteurs de la banque, la finance ? Comment pouvons-nous ramener les prochaines élites sur les questions industrielles ?

ANAIS VOY-GILLIS :

La première chose, c’est de démystifier et expliquer ce qu’est l’industrie, faire connaître la diversité des métiers et des parcours. 

La deuxième chose, c’est aussi développer des formations de proximité. C’est montrer que l’industrie a une pérennité, parce qu’il y a beaucoup d’enfants issus de familles qui ont connu délocalisations, qui n’ont pas forcément envie de revenir dans l’industrie parce qu’il y a toute cette image de manque d’avenir. 

Et puis la dernière chose, c’est d’occuper l’espace médiatique. Il faut que l’industrie sache se valoriser, et être au cœur des débats et des préoccupations. C’est sur que c’est un secteur avec une grande cadence, c’est un secteur qui manque de temps, et qui n’en donne pas pour la communication. 

Effectivement vous parliez du caractère de la pérennité. de faire en sorte que ça s'inscrive dans le temps. Comment construire des débats interprofessionnels pour permettre à des filières industrielles de se reconstituer et d'évoluer ?

ANAIS VOY-GILLIS :

Pour reconstituer des filières, il faut qu’il y ait une demande en faveur de ces produits. Ça passe par les consommateurs, par la commande publique mais aussi par les entreprises, dans leur politique d’achat, favorisant les entreprises françaises ou à défaut européennes. 

CHRISTIAN HARBULOT :

Pour donner une expérience de terrain, Gérard Longuet, qui est un politique de la Meuse, a fait en sorte qu’il y ait un gros investissement de réhabilitation d’un site pour honorer un contrat avec l’Arabie Saoudite afin de former des pilotes de chars. Le contrat, aujourd’hui, arrive à sa fin sans qu’on ait un aperçu du devenir du site. Donc quand le politique a des idées, c’est souvent des logiques de coup par coup

J’étais il y a quelques semaines à l’Agence Spatiale Européenne (ESA). Ils ont conclu qu’ils étaient en train d’élaborer un système qui allait diffuser énormément de data, qu’ils ne commercialiseront jamais. Ceux qui vont les commercialiser, vraisemblablement des GAFAM, n’ont juste qu’à attendre gentiment les données de l’ESA.

C’est-à-dire que tant qu’on n’aura pas compris que dans le monde actuel  il y a aujourd’hui des logiques d’industrialisation corrélées à des problématiques d’accroissement de puissance par l’économie, on passera à côté de pans énormes de l’enjeu de l’industrialisation. 

4. Le passage à l'acte

Quels sont les premiers pas qu'aujourd'hui on pourrait enclencher pour lancer cette initiative de réindustrialisation ? Et surtout, comment est-ce qu'on peut mesurer la réindustrialisation sur un territoire ?

CHRISTIAN HARBULOT :

Je pense qu’il est vital de créer une dynamique d’agit-prop autour de ce problème, qui n’existe pas pour l’instant. Il faut en France une force venant de la société civile, comme pour l’agriculture, qui met en avant la nécessité absolue d’une démarche industrielle.

Il faudrait créer un site internet dont la vocation soit double. D’une part, de donner l’envie par des retours d’expérience, très démonstratifs des succès d’industrialisation. Et deuxièmement, commencer à montrer la réindustrialisation. Il faudrait qu’on ait une carte du territoire français où on voit le positionnement industriel, ses particularités, son originalité ou ses points forts, mais au moins qu’on l’ait sous les yeux et que ce soit un élément destiné au grand public, pas à des publics spécialisés.

Ce travail-là reste à faire pour créer l’engouement, pour montrer qu’on n’est pas à la ramasse, on a vraiment des atouts très importants. La réalité est beaucoup plus encourageante qu’elle n’y paraît, mais il faut publier et montrer cet élan.