Une interview de Melvin Derradji, le 11/09/2024.

Pouvez-vous nous présenter La Carte Française et nous expliquer comment cette idée est née? Quelles étaient vos motivations initiales pour lancer une carte-cadeau exclusivement dédiée aux produits Made in France?

Je m’appelle Charles Huet, président et cofondateur de La Carte Française, une carte-cadeau dédiée exclusivement aux produits Made in France. J’ai lancé ce projet avec Jean-Baptiste Fontanaud, un ami de longue date que je connais depuis plus de 20 ans. Mon parcours avant cela a commencé dans le conseil, mais en 2011, j’ai quitté ce secteur pour me consacrer à la promotion du Made in France.

J’ai d’abord écrit un guide pratique où je classais 150 produits de grande consommation selon leur empreinte en termes d’emploi en France. L’idée était d’aider les consommateurs à mieux comprendre quelles marques soutiennent réellement l’économie locale. Ce livre, publié en 2013, a été un véritable succès, avec plus de 6 000 exemplaires vendus.

L’idée de La Carte Française est née de cette expérience. Je voulais offrir aux consommateurs un outil leur permettant de soutenir plus facilement les entreprises qui fabriquent en France. Mon objectif était de rendre cet engagement citoyen plus accessible, en permettant aux gens de « voter avec leur carte bleue » pour encourager l’économie locale. L’idée de la carte-cadeau s’est imposée comme une solution idéale, car elle permet de flécher les achats vers des produits fabriqués en France, tout en incitant les entreprises et les particuliers à faire un geste en faveur de la réindustrialisation et de la souveraineté économique du pays.

Avec La Carte Française, nous avons voulu rendre cet acte d’achat à la fois simple et significatif, en travaillant avec des marques qui garantissent que plus de 70 % de leurs produits sont fabriqués en France.

Comment évaluez-vous l'impact de La Carte Française sur l'économie locale et la réindustrialisation ? Pouvez-vous partager des exemples concrets de la manière dont cette initiative a soutenu des entreprises françaises?

En quatre ans, nous avons généré environ 5 millions d’euros de volume d’affaires, directement fléchés vers nos 680 enseignes partenaires, dont 1,3 million l’année dernière. Cela signifie que cet argent a été injecté dans les entreprises françaises qui produisent localement, contribuant ainsi à soutenir l’emploi et la production en France.

En termes d’exemples concrets, nous avons des marques comme Yves Rocher, l’un de nos best-sellers, qui bénéficient directement de cette initiative. Yves Rocher, qui possède plusieurs sites de production dans le Morbihan, a connu des difficultés liées à son retrait du marché russe. Bien que notre contribution reste modeste comparée à leur chiffre d’affaires global, nous sommes fiers de soutenir des acteurs comme eux, qui jouent un rôle majeur dans l’économie locale.

Dans le secteur de la gastronomie, nous avons aidé des entreprises comme Pour de Bon et Les Grappes, qui font partie des marques les plus populaires sur notre plateforme. La gastronomie est d’ailleurs le secteur qui bénéficie le plus de La Carte Française, car les consommateurs y voient un accès facile à des produits de qualité, fabriqués en France.

Toutefois, bien que nos volumes soient encore modestes par rapport à l’ensemble du marché, nous constatons un réel impact symbolique et pratique. Nous contribuons à sensibiliser les consommateurs, mais aussi les entreprises, notamment les comités sociaux et économiques (CSE), à l’importance de soutenir le Made in France. Cela incite à un changement progressif dans les habitudes de consommation, en promouvant une économie plus responsable et ancrée localement.

Comment choisissez-vous les enseignes et les produits qui figurent sur La Carte Française? Quelles sont les principales industries représentées dans votre sélection?

Pour sélectionner les enseignes et les produits qui figurent sur La Carte Française, nous avons un critère central : au moins 70 % des produits au catalogue de chaque enseigne doivent être fabriqués en France, conformément au code des douanes de l’Union Européenne. Ce seuil nous permet d’inclure un large éventail de marques tout en garantissant que l’essentiel de leur production soutient l’économie locale. Nous demandons aux entreprises de remplir un questionnaire de traçabilité, et nous vérifions les certifications qu’elles peuvent fournir, comme Origine France Garantie, Produit en Bretagne, France Terre Textile, ou Entreprise du Patrimoine Vivant (EPV).

Ensuite, nous exigeons que 100 % des produits vendus par ces marques soient étiquetés de manière transparente, afin que les consommateurs puissent savoir précisément l’origine de chaque article. Même si arithmétiquement il est possible d’acheter un produit non fabriqué en France avec La Carte Française, il est essentiel que cela soit fait en toute connaissance de cause. Nous mettons également l’accent sur la transparence, en expliquant clairement notre critère de 70 % à nos utilisateurs.

Concernant les industries représentées, nous couvrons une large gamme de secteurs. Les plus populaires incluent :

  • Gastronomie : C’est le secteur qui attire le plus de dépenses. Nous avons des partenaires comme Pour de Bon, Les Grappes, Poiscaille, qui proposent des produits alimentaires français de grande qualité.
  • Cosmétique : Des marques comme Yves Rocher et L’Occitane sont parmi nos enseignes les plus populaires, car elles offrent des produits à des prix accessibles, avec une forte notoriété.
  • Mode : Bien que la mode Made in France souffre du décalage prix par rapport aux produits fabriqués en Asie, des marques comme 1083 ou Le Slip Français attirent tout de même un nombre important d’achats.
  • Maison et décoration : Nous avons également des partenaires dans l’ameublement et la décoration, comme La Camif, qui garantissent une production majoritairement locale.

Enfin, nous collaborons aussi avec des petites marques plus spécialisées qui fabriquent exclusivement en France, et qui bénéficient d’une visibilité accrue grâce à notre plateforme.

Quels ont été les principaux défis que vous avez rencontrés lors du lancement et du développement de La Carte Française? Comment avez-vous surmonté ces défis?

L’un des principaux défis que nous avons rencontrés lors du lancement et du développement de La Carte Française a été d’atteindre une croissance soutenue après avoir atteint rapidement un certain seuil de volume d’affaires. Comme je l’ai mentionné, dès notre première année, nous avons réalisé environ 1 million d’euros de volume d’affaires, puis 1,5 million la deuxième année. Cependant, nous avons ensuite plafonné autour de ces chiffres. Nous espérions atteindre rapidement 2 à 3 millions d’euros, mais nous avons rencontré ce que j’appelle un « plafond de verre », notamment dans le marché des comités sociaux et économiques (CSE).

Le marché des CSE, bien que représentant une opportunité considérable (environ 2 milliards d’euros annuels rien que pour les cadeaux de Noël), s’avère très conservateur. Les élus syndicaux des CSE, qui sont chargés de ces budgets, sont souvent réticents à changer leurs habitudes. Ils privilégient des solutions plus connues, comme les cartes Illicado, Kadéos ou Amazon, par peur de décevoir leurs collègues ou d’affronter des plaintes sur le changement. Ils considèrent parfois la carte cadeau non pas comme un bonus, mais comme un acquis. Introduire La Carte Française dans ce circuit a donc été un défi, car notre offre bouleversait leurs habitudes de consommation, en ne permettant pas, par exemple, d’acheter dans des enseignes de grande distribution.

Pour surmonter ces obstacles, nous avons adopté une approche progressive. Au lieu d’imposer La Carte Française comme seule option, de nombreux CSE nous proposent désormais en alternative aux cartes cadeaux plus généralistes. Cela permet aux salariés qui sont sensibles au Made in France de choisir La Carte Française, tout en laissant la possibilité aux autres de rester sur leurs habitudes. Cette stratégie a facilité notre adoption, mais nous devons continuer à sensibiliser et évangéliser ce marché pour accélérer la transition.

Un autre défi majeur a été de gérer l’expansion rapide du nombre de nos partenaires. Nous sommes passés de 80 à 680 enseignes en quatre ans, mais sans voir une croissance proportionnelle du volume d’affaires. Le gâteau ne s’est pas beaucoup agrandi, mais le nombre de parts s’est considérablement multiplié. Nous devons donc mieux structurer notre approche commerciale et donner plus de visibilité aux petites marques pour qu’elles puissent bénéficier davantage de notre plateforme.

Enfin, un défi récurrent est celui du rapport qualité-prix des produits Made in France. Beaucoup de consommateurs perçoivent le Made in France comme étant trop cher, et c’est un frein à leur engagement. Nous devons donc continuellement éduquer le public et les convaincre que cet investissement est rentable à long terme, tant pour la qualité des produits que pour l’impact économique et social.

Comment voyez-vous l'évolution de La Carte Française dans les prochaines années?

Dans les prochaines années, je verrai La Carte Française évoluer vers quelque chose de beaucoup plus grand et ambitieux. L’objectif à long terme est de devenir l’Amazon du Made in France, c’est-à-dire la plateforme incontournable pour tous ceux qui souhaitent acheter des produits fabriqués en France. Nous voulons être la première référence en matière de consommation responsable et locale, un acteur majeur qui facilite l’accès au Made in France pour les consommateurs et les entreprises.

Pour y parvenir, nous avons plusieurs axes de développement :

  1. Renforcer notre présence sur le marché B2B : Jusqu’à présent, nous avons beaucoup travaillé avec les CSE, mais nous comptons désormais développer notre activité dans les directions commerciales et marketing des entreprises. Le marché du cadeau d’affaires est immense, et il existe un vrai potentiel à proposer des cartes cadeaux Made in France pour des événements internes, des récompenses de performance ou des programmes de fidélisation. Nous comptons aussi nous développer dans la vente de goodies Made in France via notre catalogue « Bienfait en France », déjà utilisé par certaines organisations militantes ou syndicats.
  2. Se développer en retail physique : L’un de nos projets est de rendre La Carte Française accessible dans la grande distribution physique, en travaillant avec des enseignes de distribution qui vendent des cartes cadeaux. Cela permettrait de toucher un public plus large et d’augmenter notre visibilité dans les magasins physiques à travers la France.
  3. Développer notre plateforme en ligne pour le grand public : Nous avons déjà une boutique en ligne où les consommateurs peuvent acheter directement des produits Made in France. À l’avenir, nous aimerions accélérer notre développement B2C, en attirant les consommateurs à travers des campagnes webmarketing ciblées. L’objectif serait aussi d’étendre notre portée à l’international, notamment auprès des francophiles ou expatriés qui souhaiteraient acheter des produits français, que ce soit en Europe, en Amérique du Nord ou en Asie.
  4. Innover avec des programmes de fidélité et cashback : Nous envisageons également de créer des incitations supplémentaires à l’achat, comme des systèmes de cashback. Cela permettrait de récompenser les consommateurs chaque fois qu’ils achètent Made in France, et de les fidéliser à notre plateforme.

En termes de vision à long terme, nous ne voulons pas seulement être une carte cadeau, mais une marketplace dédiée au Made in France, où les consommateurs trouveraient une offre diversifiée et des produits de qualité dans de nombreux secteurs (mode, alimentation, cosmétique, mobilier, etc.). Le Made in France est encore perçu comme une niche aujourd’hui, mais notre ambition est de le rendre mainstream, de l’inscrire dans les habitudes de consommation des Français, comme un réflexe naturel.

Le défi est grand, mais l’opportunité aussi. Si nous arrivons à convaincre à la fois les particuliers, les entreprises et les grandes enseignes, La Carte Française peut devenir une solution de premier plan, un acteur central dans la réindustrialisation de la France et la promotion d’une économie locale plus forte.

Quel message souhaiteriez-vous transmettre aux entreprises et aux consommateurs français?

Le message que je souhaite transmettre, tant aux entreprises qu’aux consommateurs français, est simple : le Made in France ne doit pas seulement être un sujet de conversation, il doit devenir une action concrète. Il est facile de dire que l’on soutient la réindustrialisation, la relocalisation, ou l’économie locale, mais ce soutien ne prend véritablement forme que lorsque l’on passe à l’acte. Cet acte se traduit par des choix d’achat au quotidien.

Pour les consommateurs, chaque achat est une occasion d’agir. On vote avec sa carte bleue à chaque fois que l’on choisit un produit fabriqué en France, plutôt qu’un produit importé. Acheter français ne signifie pas nécessairement acheter cher, il existe de nombreux produits abordables qui répondent aux critères du Made in France. Même si on ne peut pas tout acheter Made in France, faire un effort pour orienter ne serait-ce que 10 % de ses achats dans cette direction peut déjà avoir un impact considérable sur l’économie locale, l’emploi, et la souveraineté de notre pays.

Aux entreprises, le message est clair : il est temps de s’engager davantage. Le Made in France ne concerne pas seulement la production, mais aussi la manière dont les entreprises choisissent leurs fournisseurs, récompensent leurs collaborateurs ou fidélisent leurs clients. Les budgets cadeaux professionnels, par exemple, sont une excellente occasion d’incarner des valeurs RSE fortes. Opter pour des cadeaux Made in France, que ce soit sous forme de cartes cadeaux ou de goodies, permet de soutenir notre économie tout en renvoyant une image alignée avec les enjeux écologiques et sociaux actuels.

Il ne suffit pas de parler de Made in France. Il faut l’acheter, il faut agir. Ce n’est pas une révolution immédiate qu’on attend, mais si chaque consommateur, chaque entreprise, fait un petit pas dans cette direction, l’effet cumulé sera immense. Nous avons tous le pouvoir d’agir, et c’est par nos actes quotidiens que nous pourrons réellement changer les choses. Le Made in France n’est pas une utopie, c’est une réalité que nous pouvons tous construire, un achat après l’autre.