Une interview de Melvin Derradji, le 07/09/2024.

Pouvez-vous nous parler de votre parcours ?

J’ai fait des études d’ingénieur spécialisées en énergie, à Grenoble. Je travaille depuis environ 20 ans dans les secteurs de l’électricité et du gaz, principalement pour le compte de “Utilities”, des entreprises en charge de la production, du transport, de la distribution, du trading et de la commercialisation de l’énergie. J’ai travaillé en France mais aussi à l’international, notamment en Allemagne, une expérience formatrice qui m’a permis d’élargir ma vision des enjeux énergétiques à l’échelle européenne.

Je me suis consacrée pendant quelques années aux opérations liées à la gestion de la production d’électricité et au trading sur les marchés européens. Puis je me suis tournée vers le métier du conseil, que j’exerce encore aujourd’hui.

Qu'est-ce qui vous a poussée à rejoindre le secteur industriel, et plus particulièrement celui de l'énergie ?

Avec une formation d’ingénieur, il est assez naturel de rejoindre un secteur industriel. Le domaine de l’énergie en particulier m’a intéressée pour plusieurs raisons : d’abord, c’est un secteur d’utilité publique, qui irrigue toute l’économie. Ensuite, c’est un domaine complexe et donc intéressant, confronté à des enjeux technologiques, économiques, politiques et réglementaires en constante évolution. Enfin, c’est un domaine avec des métiers très divers.

Vous avez créée le podcast "Le vif du sujet", dédié à l’industrie. Pourquoi avoir créé ce podcast ? Quel besoin ressentez-vous de mettre en avant les discussions sur l’industrie, et pourquoi les aborder sous l’angle de la souveraineté ?

J’ai créée ce podcast suite à un constat préoccupant : l’industrie est au cœur de notre économie et de notre société, mais n’a pas la place qu’elle mérite dans les sphères médiatiques, politiques et académiques, ni auprès du grand public. L’industrie est un sujet obscur et mal compris, c’est pourquoi je pense qu’il est nécessaire de faire de la pédagogie sur ce sujet.

De plus, peu de médias sont entièrement dédiés à l’industrie. Le podcast, un format en plein essor, me permet de contribuer à la diffusion d’idées sur la souveraineté industrielle, en donnant la parole aux experts, aux entrepreneurs et aux influenceurs de l’industrie.

Je me sers également du podcast pour mettre en avant des femmes spécialistes de l’industrie, car elles manquent de visibilité selon moi (elles sont en minorité dans le monde industriel, et elles s’expriment moins) : ainsi, j’interroge autant de femmes que d’hommes dans le podcast.

Quant à l’angle de la souveraineté, je l’ai choisi pour deux raisons : premièrement, ce prisme n’est pas souvent traité (contrairement par exemple à la décarbonation, qui est devenue une évidence transpartisane) ; deuxièmement, les questions de vulnérabilités et de dépendances sont de plus en plus prégnantes depuis la crise du Covid et le déclenchement de la guerre en Ukraine.

Votre podcast aborde des sujets complexes comme la géopolitique, la décarbonation ou encore les matières premières. Comment choisissez-vous vos invités et les thématiques abordées ?

Je choisis les thématiques pour que les auditeurs aient une vue d’ensemble sur certaines filières industrielles (par exemple, les semi-conducteurs, la chimie, le maritime), des témoignages d’entrepreneurs ou d’experts capables de traiter de sujets transverses (par exemple, la décarbonation, la commande publique, le financement).

Je sélectionne mes invités en fonction des thèmes que je souhaite aborder. Et de plus en plus, on m’en propose spontanément.

Quels sont, selon vous, les principaux défis auxquels l'industrie française est confrontée en matière de souveraineté aujourd'hui ?

D’après les entretiens que j’ai pu mener à travers le podcast et via les entretiens écrits disponibles sur le site www.levifdusujet.com, il est clair que l’industrie française fait face à de nombreux défis.

L’un des plus préoccupants est le prix de l’énergie, qui affecte directement la production industrielle. Les hausses considérables des prix de l’énergie exposent nos industries à des réductions significatives de la demande énergétique, ce qui peut conduire à une baisse de la production industrielle et, dans certains cas, à la fermeture d’usines. J’ai d’ailleurs consacré l’épisode 8 du podcast à ce sujet crucial.

Un autre défi majeur concerne l’orientation de l’épargne et la commande publique. Il est essentiel de canaliser l’épargne des Français et les commandes publiques vers des initiatives de réindustrialisation, afin de soutenir les efforts visant à favoriser les achats locaux et ainsi renforcer la souveraineté industrielle du pays.

Il y a aussi l’asymétrie des normes sociales et environnementales, un sujet crucial souvent négligé. En France, nos industries respectent des normes sociales et environnementales strictes, ce qui est évidemment nécessaire. Cependant, nous continuons à importer des produits de pays où ces normes ne s’appliquent pas, créant ainsi une concurrence déloyale pour les producteurs français. Cela affaiblit notre compétitivité et freine nos efforts de réindustrialisation.

La nécessité de faire des choix d’infrastructures sur le long terme est également un enjeu fondamental. Les décisions industrielles doivent être prises avec une vision qui dépasse les cycles électoraux, afin de garantir que nos infrastructures soutiennent la croissance de l’industrie sur plusieurs décennies.

Un autre sujet à aborder est le débat public sur l’exploitation du sous-sol français. Il est nécessaire d’ouvrir une discussion nationale sur l’utilisation de nos ressources naturelles, notamment pour réduire notre dépendance aux importations dans certains secteurs stratégiques.

D’autres défis importants concernent le foncier industriel. L’accès au terrain pour installer de nouvelles usines ou infrastructures est souvent limité, ce qui complique encore les efforts de réindustrialisation. Par ailleurs, certaines réglementations doivent être repensées pour faciliter ces développements.

Et bien sûr, il ne faut pas oublier le défi des compétences. Nous allons avoir besoin d’un grand nombre d’ingénieurs et de techniciens qualifiés pour travailler dans les secteurs stratégiques qui seront au cœur de notre renaissance industrielle. Former ces talents et les attirer vers l’industrie est un enjeu absolument prioritaire.

Au sujet des compétences, comment la France peut-elle mieux attirer les jeunes vers l’industrie ?

Les experts que j’interroge sur ce sujet me disent qu’il faut commencer à sensibiliser les jeunes dès le lycée et le collège, voire même avant. Les parents, souvent conseillers et prescripteurs  pour les études de leurs enfants, doivent également être ciblés.

Visiter des sites industriels ou rencontrer des professionnels qui vulgarisent leur métier peut aider les jeunes à s’intéresser à l’industrie, à en avoir une image positive, et pourquoi pas à s’orienter vers ces métiers lorsqu’ils font leur choix d’orientation.

Le besoin de revaloriser les filières technologiques est aussi souvent mentionné.

Quel message souhaiteriez-vous transmettre aux personnes qui souhaitent s'engager dans les questions de réindustrialisation ou la soutenir ?

Je souhaite en particulier m’adresser aux ingénieurs, pour les inciter à s’exprimer davantage sur les enjeux industriels, sur les technologies, sur l’innovation. Les ingénieurs ne sont pas assez présents dans les médias et sur les réseaux sociaux : leurs analyses et leurs perspectives sont pourtant essentielles au débat public (si tant est qu’il y ait encore un débat public, mais c’est une autre question !).

Aux citoyens curieux, je conseille d’aller visiter des sites industriels : c’est possible sur tout le territoire, et souvent gratuit. Et bien sûr de s’informer, par tous les moyens possibles.

Pour finir, il nous appartient à tous de privilégier le Made in France dans nos achats quand on le peut !