Pauline Beuzelin : Relocaliser la filière lin, un défi écologique et industriel
Une interview réalisée le 15 novembre 2024.
Pauline Beuzelin, fondatrice de Mijuin, s’est lancée dans un défi audacieux : relocaliser la transformation du lin en France et redonner vie à une filière textile abandonnée depuis des décennies. À travers son atelier, elle prône une production en circuit court, à faible impact environnemental, tout en valorisant les savoir-faire locaux. Dans cet entretien, elle revient sur les origines de son projet, les défis qu’elle a affrontés, et sa vision pour une industrie textile plus durable et ancrée dans le territoire.
Pouvez-vous vous présenter ainsi que présenter Mijuin et nous raconter le déclic qui vous a poussé à relancer la filière du lin en circuit court ?
Je suis Pauline Beuzelin, fondatrice de Mijuin, une entreprise née d’un désir d’entreprendre dans un projet qui allie impact social et environnemental. L’idée de Mijuin a émergé à l’été 2020, en pleine pandémie, lorsque j’ai entendu parler de la relocalisation de filatures de lin en France. Ayant grandi en Normandie, une région clé pour la culture du lin, j’étais déjà sensibilisée à cette filière et au fait que le lin soit majoritairement exporté vers la Chine et l’Inde pour y être transformé.
Cette prise de conscience m’a donné envie d’explorer cette filière de manière plus approfondie. Avec une amie, nous avons entrepris un tour de la Normandie à vélo pour rencontrer les acteurs locaux. Cette expérience a marqué un véritable déclic pour moi. Par la suite, j’ai poursuivi mes recherches tout en travaillant encore dans l’informatique chez Microsoft. Mon intérêt n’a fait que grandir, et j’ai décidé de me lancer pleinement dans ce projet.
En 2021, après un deuxième tour, cette fois-ci en van, pour comprendre davantage les enjeux de la filière, j’ai quitté mon emploi pour créer un atelier de confection entièrement dédié au lin en circuit court. C’est ainsi que Mijuin a officiellement vu le jour début 2022. Aujourd’hui, nous sommes une petite équipe de huit personnes, et notre ambition est de prouver que, même à petite échelle, il est possible de transformer une partie du lin localement. Notre objectif à long terme est de développer un atelier plus grand et de collaborer davantage avec les acteurs de la filière pour maximiser l’impact de ce projet.
Quels sont, selon vous, les avantages écologiques du lin en circuit court, et pensez-vous qu'il pourrait devenir un symbole de transition écologique pour l’industrie textile française ?
Absolument, le lin en circuit court présente de nombreux avantages écologiques, et il a un potentiel incroyable pour devenir un symbole de la transition écologique dans l’industrie textile française.
D’abord, le lin est une matière première naturellement durable. Contrairement au coton, il n’a pas besoin d’irrigation : il se développe grâce aux pluies abondantes, notamment en Normandie, qui est une région clé pour cette culture. Cela réduit considérablement l’empreinte hydrique.
Ensuite, le véritable atout écologique réside dans sa transformation locale. Aujourd’hui, moins de 0,30% du lin produit en France est transformé localement, malgré le fait que nous soyons les premiers producteurs mondiaux. La majorité part à l’export, principalement en Chine, où les processus industriels reposent encore largement sur des sources d’énergie polluantes comme le charbon. À l’inverse, transformer le lin en France, où le mix énergétique est peu carboné, réduit considérablement les émissions de CO2. En effet, environ 70 % de l’empreinte carbone d’un textile provient de l’énergie utilisée pour faire fonctionner les machines. Transformer le lin localement permet donc une réduction significative de cette empreinte.
Enfin, travailler en circuit court offre des bénéfices sociaux et éthiques. En relocalisant les étapes de production, on garantit davantage de traçabilité et de transparence. Cela permet de lutter contre des pratiques sociales problématiques, comme le travail des enfants ou des conditions de travail précaires, encore malheureusement courantes dans l’industrie textile mondiale.
Je crois fermement que le lin en circuit court peut devenir un symbole fort de transition écologique pour plusieurs raisons : sa faible empreinte environnementale, sa capacité à recréer des emplois locaux, et son modèle de production en rupture avec la fast fashion. Il incarne une alternative plus responsable, en phase avec les valeurs des consommateurs qui cherchent à consommer moins mais mieux. Pour cela, il est crucial de continuer à sensibiliser le public et à investir dans les infrastructures locales pour développer cette filière.
Quels sont les principaux défis que vous avez rencontrée pour produire du lin 100 % français en circuit court ?
Produire du lin 100 % français en circuit court a été un défi immense, car il a fallu reconstruire une filière qui avait été presque entièrement délocalisée. Tout d’abord, la relocalisation des filatures est encore récente, et il n’existait presque plus d’infrastructures adaptées en France. Cela signifie que nous avons dû travailler avec des acteurs qui se rééquipent progressivement et qui redémarrent des processus de production locaux. Cette situation rend les choses plus complexes, car rien n’est encore totalement structuré ou fluide.
Un autre défi majeur a été la volatilité des prix de la matière première. En 2021, un kilo de lin brut coûtait environ trois euros en sortie de teillage, mais ce prix a atteint des record et presque triplé début 2024. Ces fluctuations peuvent mettre en péril les modèles économiques émergents, notamment ceux des filatures qui se battent pour résister à cette pression.
Par ailleurs, la délocalisation massive des années 1980-2000 a entraîné une perte significative de savoir-faire en France. Cela nous oblige à réapprendre, à innover et à investir pour moderniser et optimiser chaque maillon de la chaîne de valeur, ce qui est à la fois coûteux et chronophage.
Le financement a également été un enjeu important. Nous avons fait le choix de démarrer avec un petit atelier, rentable dès la première année, pour minimiser les risques. Mais cette approche limite notre capacité à grandir rapidement. Passer à une échelle plus grande, tout en restant fidèle à nos valeurs, nécessite des fonds et des soutiens supplémentaires, c’est l’un de nos objectifs sur les prochains mois.
Il y a aussi un défi culturel et éducatif. Même si les consommateurs s’intéressent de plus en plus à l’origine et à l’impact des produits qu’ils achètent, la filière lin reste peu connue. Sensibiliser à ses atouts écologiques et sociaux demande beaucoup d’efforts. De même, convaincre des acteurs comme les maisons de luxe ou d’autres marques de collaborer avec nous nécessite du temps et une pédagogie importante.
Quelles stratégies adoptez-vous pour rendre vos produits compétitifs dans un marché souvent dominé par la fast fashion ?
Pour rendre nos produits compétitifs face à un marché dominé par la fast fashion, nous misons sur des stratégies qui mettent en avant la qualité, la transparence et l’engagement de notre marque. Tout d’abord, nous avons choisi de nous concentrer sur une cible spécifique. Nos clients sont souvent des personnes entre 30 et 50 ans, qui cherchent à consommer moins mais mieux, et qui ont le budget pour soutenir une mode durable. Nous avons donc adapté notre communication et nos produits à ce profil, en valorisant la durabilité, l’authenticité et l’impact positif de notre démarche.
Nous fabriquons en interne, cela nous permet d’avoir une gamme de produits complète assez rapidement, tout en garantissant une traçabilité totale. En nous positionnant comme une “marque fabricante », nous offrons une transparence rare dans l’industrie textile. Ce choix nous aide à nous différencier et à construire une relation de confiance avec nos clients.
Une autre stratégie clé a été de nous rendre visibles grâce à des événements et des partenariats. Nous participons à des salons comme le Salon du Made in France et l’exposition Fabriqué en France, qui nous permettent de toucher un public déjà sensibilisé à nos valeurs. Ces événements sont aussi des opportunités pour attirer l’attention de la presse, qui a joué un rôle essentiel dans notre notoriété. Par exemple, des passages sur France Inter ont été parmi nos plus gros leviers pour amener de nouveaux clients sur notre site et alimenter notre base de données.
Nous avons une approche commerciale hybride. Notre marque, Mijuin, représente l’essentiel de notre chiffre d’affaires. En vendant directement au consommateur, nous limitons les intermédiaires, ce qui nous permet de maintenir des marges malgré un coût de production plus élevé. En parallèle, nous travaillons à développer des collaborations avec des maisons de luxe, qui s’intéressent de plus en plus aux circuits courts et peuvent nous offrir une stabilité économique tout en valorisant notre savoir-faire. Cette combinaison de ventes directes et de partenariats nous permet de rester compétitifs tout en respectant nos engagements.
Comment envisagez-vous l’évolution de la filière française du lin dans les prochaines années, et quels soutiens ou collaborations recherchez-vous pour accélérer la croissance de Mijuin ?
J’imagine une évolution prometteuse pour la filière française du lin, mais elle dépendra de notre capacité collective à relever plusieurs défis structurants. Je vois un avenir où les filatures récemment relocalisées en France parviendront à s’installer durablement, à innover et à élargir leur capacité de production. L’objectif est de transformer localement une part significative du lin que nous cultivons en Normandie notamment à destination des clients français et européens, ce qui serait à la fois une avancée économique et écologique majeure.
Pour que cette vision se concrétise, nous aurons besoin de collaborations solides avec des acteurs clés. En collaborant avec des maisons de luxe, nous pourrions non seulement continuer à améliorer la qualité de nos produits, mais aussi challenger nos filateurs et nos tisseurs pour qu’ils repoussent leurs propres limites en termes d’innovation et d’excellence.
Au-delà des partenariats commerciaux, je crois beaucoup au potentiel du « tourisme de savoir-faire ». Sensibiliser le public à la richesse de la filière lin et à notre démarche en accueillant des visiteurs dans nos ateliers est une piste que nous souhaitons explorer davantage. Cela permettrait de renforcer le lien entre les consommateurs et les producteurs tout en valorisant le travail artisanal et local.
Idéalement, j’aimerais aussi voir des politiques publiques plus ambitieuses pour soutenir cette filière. Par exemple, des initiatives comme des bonus-malus écologiques sur les produits textiles pourraient encourager davantage de marques à adopter des pratiques durables. Cependant, nous ne comptons pas uniquement sur ces mesures pour réussir : notre stratégie reste de bâtir un modèle économique solide et résilient.
Quel message souhaiteriez-vous transmettre à des consommateurs ou à des entrepreneurs qui souhaitent davantage s’impliquer dans la réindustrialisation de la France ?
Le message que je souhaite transmettre, à la fois aux consommateurs et aux entrepreneurs, est que chaque choix compte, et que nous avons tous un rôle à jouer dans la réindustrialisation de la France. Pour les consommateurs, il est essentiel de comprendre que consommer moins, mais mieux, peut avoir un impact immense. Acheter localement, privilégier des produits durables et traçables, c’est non seulement un geste écologique, mais aussi un soutien direct à l’économie et aux emplois locaux. Je sais qu’il n’est pas toujours facile de privilégier ces options quand le prix est une contrainte, mais des solutions comme la seconde main ou des achats réfléchis, sur le long terme, peuvent vraiment faire la différence. Il ne s’agit pas de tout changer du jour au lendemain, mais de faire évoluer petit à petit ses habitudes de consommation.